Millet, Jean-François (1814 - 1875), Les Glaneuses, 1857, huile sur toile de 83,5x110 cm, Paris, Musée d'Orsay.

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Qui n’a jamais vu le tableau de ses trois femmes ramassant des épis dans un champ ? Ces femmes penchées sur le sol au premier plan dont on ne distingue qu’à peine le visage tanné par le soleil, la saleté et la sueur. De vieilles robes en haillons, un fichus leur retenant les cheveux et des besaces forment la tenue de ces pauvres femmes. A l’arrière plan se trouve une charrette de foin et des meules. Sur la droite on peut observer des maisons : c’est la ferme des paysans. Juste devant, se tient un homme à cheval : le contremaître surveille le travail de ses ouvriers. Ainsi les Glaneuses nous plonge dans le labeur d’une journée d’été au champ.

Cette scène de genre illustre le thème de la moisson. La moisson abondante est un message qui signifie une harmonie entre l’homme, le monde et Dieu. Ce message renvoie à un passage de la Bible : le droit de glane, c’est-à-dire, le droit pour les pauvres de ramasser dans les champs ce qu’il reste de la récolte. Ce droit permettait d’éviter la mort des paysans pauvres et d’apaiser les tensions sociales. Les femmes illustrent chacune une phase de la besogne : la recherche des restes, leur sélection et leur regroupement en gerbes. En 1857, Napoléon III voulait moderniser la France alors que dans les campagnes le droit de glane était encore nécessaire. Ainsi le tableau est une forte critique du régime politique de l’Empire : la majorité de la France reste rurale et miséreuse et doit se reporter à un droit biblique. Il porte donc une dimension politique et sociale.
Afin de faire comprendre sa critique politico-sociale, Millet a conçu son œuvre en opposant le premier et l’arrière-plan. Il oppose la paysannerie pauvre à la paysannerie riche : quelques épis/les meules, les trois femmes/ quantité d’ouvriers agricoles, le travail personnel/le travail pour le patron, la petite surface/la plaine, le travail à la main/ le travail avec la charrette dirigé par le contremaître (ce sont des éléments organisationnels et capitalistes). On note aussi la direction des groupes qui est opposée : la fracture sociale n’est pas prête de se résorber et va même s’agrandir.
Cette vision politico-sociale s’inscrit dans le réalisme. C’est une vision de terrain qui joue sur l’opposition pauvre/riche. A cette époque, les paysans pauvres quittent les campagnes pour devenir ouvrier. Ce bouleversement est générateur de pauvreté dans les villes et dans les campagnes. Avec ce tableau Millet porte une démarche sociologique.

L’étude de la composition permet de comprendre également les intentions du peintre. Le point de vue est latéral. Le tableau ouvre une perspective. Le premier plan et l’arrière plan sont séparés par un vide intermédiaire. On bascule directement du premier plan à l’arrière plan. (Il n’y a pas de deuxième ou troisième plan). C’est une innovation qui marque une rupture dans les conceptions classiques de la composition. La forme plastique est construite en fonction du message : l’opposition pauvre/riche. La composition est donc marquée par sa clarté et sa lisibilité.
Une deuxième originalité est visible lorsqu’on observe la ligne horizontale forte. Les femmes sont en-dessous de cette ligne. Elles sont du côté de la terre. Elles y sont rabattues et assimilées : signe de leur pauvreté. Elles n’ont pas d’avenir. Il n’y a pour elles aucune solution sociale ou religieuse. La hiérarchie sociale est représentée : les pauvres, les riches, Dieu.
La composition est également subtile. La forme des femmes sont un écho plastique aux demi-sphères des meules créant ainsi une correspondance premier/arrière plan. Le peintre a même traduit le léger écart entre les formes : deux femmes sont rapprochées et la troisième est un peu écartée. Ces femmes sont tellement pauvres qu’elles ont été naturalisées.
Les femmes sont rivées au sol de la main jusqu’aux pieds : elles ne peuvent plus se relever avec cette forme arrondies du dessin. La troisième femme est un quart de sphère qui va se courber, elle ne se relève pas. La ligne suggère le mouvement à venir (eurythmie). Les deux mouvements préparent le mouvement de la troisième femme. La forme insiste sur l’idée.
On ne voit pas leur visage. Ce ne sont pas des portraits mais des emblèmes. Elles sont anonymes. Ces femmes sont traitées comme des statues. On retrouve un écho à la statuaire antique. Millet utilise l’art du classicisme pour leur donner leur monumentalité. Elles sont dignes. De cette façon, Millet qui est un fils de paysan veut rendre hommage à la paysannerie. On le surnomme d’ailleurs le « peintre des paysans ».
La gamme chromatique est restreinte. On note les rehauts de couleurs des fichus qui se détachent fortement contre le doré du paysage. Ainsi le caractère bucolique de l’arrière plan dû à la lumière rasante du soleil couchant se détache d’un premier plan plus sombre. Ce contraste de lumière symbolise les divisions sociales. La facture, quant à elle, est plutôt léchée.

Après ces explications, il n’y a plus de doute Millet est bien le peintre des paysans. Il multiplia les représentations de scènes de la vie rurale et souhaita représenter toutes les facettes du monde paysan. Par exemple : Les errants (1848), Le vanneur (1848), le greffeur (1855), Les deux bêcheurs (1855), L’angélus (1857-1859), Le printemps (1868).